Arikha

Duncan Thomson : Arikha, Phaidon Press, Londres, 1994, 250 pages (anglais)

Avigdor Arikha est un véritable phénomène culturel : à la fois dessinateur, écrivain, conservateur, historien de l’art, et surtout peintre, il est l’un des rares artistes contemporains à posséder le talent, le savoir et l’intelligence lui permettant de traduire, dans l’ambiance fin de XXe siècle, l’intimité et la pudeur d’un Vermeer, l’approche objective de la réalité d’un Velasquez, la froide élégance aristocratique d’un Ingres ou d’un John Singer Sargent, le mystère d’un Hopper.

En ces temps où les images électroniques défilent à toute allure, son travail peut être considéré comme une ultime tentative de reconstituer le cours naturel de la perception visuelle. Dans ses autoportraits intenses, Arikha semble toujours en train de mesurer quelque chose : avec ses mains – des distances et des dimensions ; avec ses yeux – des espaces, des apparitions et les merveilles ténues du monde environnant. Le corps de l’artiste – au physique comme au psychique – semble être figé à mi-chemin entre anxiété et sérénité, comme s’il essayait de s’interposer entre elles, de les réconcilier.

Arikha, disons-le d’emblée, est doué de la rare combinaison de l’oeil scrutateur, de l’esprit curieux et de la main agile. Il dit de lui-même à Duncan Thomson : « Imaginez un oeil pourvu d’une grille tissée à coups de pinceau. C’est ainsi que je vois... »

Comment cette « expérience arikhienne » s’est-elle forgée ? Qu’est-ce qui a fait de lui cet artiste talentueux et controversé ? Pourquoi rejette-t-il avec violence l’avant-garde (il dit même que certains le considèrent comme un « réactionnaire ») ? En parcourant la monographie que lui a consacrée Duncan Thomson, on a parfois l’impression que sa vie est plus factice que ses toiles, petites et discrètes qui, elles, semblent authentiques, paisibles et sereines.

Il naît en 1929 à Czernowitz (Roumanie), et c’est une scarlatine qui va l’empêcher d’aller suivre les cours des beaux-arts à Moscou... et de devenir un peintre réaliste-socialiste. Déporté dans un camp nazi à 12 ans, il en croque la vie quotidienne de façon quasiment documentaire. Ces dessins, qui à eux seuls auraient pu lui valoir la mort, finirent par le sauver quand intervint la Croix rouge. En Israël, il participe à la guerre d’Indépendance. Escortant un convoi parti ravitailler Jérusalem assiégée, il est blessé par des Arabes en embuscade et laissé pour mort à l’hôpital Hadassah.

Dans les années cinquante, il se déplace fréquemment entre Jérusalem, Paris et Stockholm, enrichissant son art de graphiste et de dessinateur. A Jérusalem, il collabore aux éditions Tarshish fondées par le Dr Moshé Spitzer, qui exercèrent une influence notoire sur la conception du livre israélien et produisirent les plus beaux ouvrages illustrés de cette époque en Israël. A Stockholm, Arikha travaille aux lithographies pour Le Nain de Per Lagerkvist. A Paris, il illustre les Ames mortes de Gogol et les Nouvelles et textes pour rien de Beckett.

Pour l’observateur à distance, l’existence d’Arikha à Paris se poursuit dans le sens de la « fiction » (ou de la quête). Il y devient l’un des piliers du milieu cosmopolite et évolue dans le cercle bourdonnant des célébrités – artistes, écrivains, poètes, étudiants – dont certaines deviennent ses amis, et d’autres croisent son chemin, comme Alix de Rothschild, Balthus (Balthasar Klossowski), Paul Célan, Henri Cartier-Bresson, Simone Collinet (la première femme de Breton) et André Breton lui-même (« ce tyran idéologique »). Indubitablement, il a la chance de se trouver au bon endroit au bon moment, et cet heureux hasard va l’aider à préciser son regard et ses travaux.

Entre 1958 et 1965, il peint des tableaux abstraits pleins de remous vide et apocalyptique qui, dans leur aspect énigmatique et leur représentation anxieuse de formes minérales « pures » en plein processus de désintégration – en particulier la série Noire – ont un contenu mystérieux et puissamment émotionnel. C’est pourtant durant cette période faste de l’art abstrait et de la peinture sans modèle, et malgré sa consécration de plus grand peintre israélien de sa génération, qu’Arikha commence à douter du rôle de l’avant-garde dans le Modernisme. Dès lors, il abandonne l’abstraction pour le figuratif.

Lorsqu’on se souvient qu’un tel abandon est alors considéré à Paris comme pure trahison, cet acte est à l’évidence une manifestation de rébellion mentale et intellectuelle. Ceux qui restèrent ses amis durant cette période de transition – Samuel Beckett et Alberto Giacometti – ne sont pas par hasard des exemples d’aboutissement et d’intégrité dans leur oeuvre, mais également d’intenses chercheurs de la façon dont la réalité prend corps, se manifeste et se matérialise dans les divers médias.

A compter du milieu des années cinquante, pris dans une sorte de processus de « réapprentissage » et d’une « violente faim de l’oeil », Arikha s’acharne à réajuster ses outils, ses moyens et son regard. Il dessine et peint la vie, étudiant ses sujets, les passant au crible de son regard critique et méticuleux.

Avec de petits bouts de papier, au pinceau sec et à l’encre de Chine, à la pointe d’argent ou d’or, à la mine, à l’eau forte et à l’aquatinte, il se représenta lui-même et sa famille, mais aussi son studio, des rochers, de l’herbe, des intérieurs, des natures mortes et des paysages parisiens, londoniens, hiérosolymitains et new-yorkais.

Dans certains de ces travaux les plus anciens, les lignes sont si légères qu’on les dirait tracées par la plume d’un ange, ou aussi calligraphiques que les dessins des rouleaux de parchemin chinois. Mais leur qualité reste la même : ils sont aussi fragiles que l’apparition de l’image dans le bac où se développe la pellicule photo, intimistes, minimalistes, emprisonnés dans une lumière instable, fidèles à l’apparence factuelle de leur modèle.

Durant cet exil volontaire de la couleur et de la peinture, Arikha ne révise pas seulement sa vision, mais aussi ses méthodes : la « prise en compte du processus de représentation – combien l’oeil peut-il voir, combien doit-il voir ? ».

Après huit années de « crise », loin de tout fantasme romantique, d’émotions à grand spectacle ou d’exercices de nostalgie, Arikha se lance en 1973 dans la peinture sur chevalet. Comme dans ses dessins et gravures, il peint ce qui lui est accessible dans son entourage : sa femme Anne (assise, lisant, en nu à la façon d’Ingres, ou avec un chapeau) ; ses filles Alba et Noga, ses amis intimes, un modèle nu, lui-même (interrogateur, anxieux, haletant), son studio, ses outils, ses murs, son escalier, sa chambre à coucher, des natures mortes banales, des vues de ses fenêtres, sa bibliothèque, des paysages.

Si Ingres dénonce le peintre qui laisse sa marque dans ses coups de pinceau, le taxant « d’abus dans l’exécution », la toile typique d’Arikha comporte des coups de pinceau décelant les traces du mouvement des poils. Ici les pigments sont entraînés par les poils dans l’acte de « dessin », l’intensité du pinceau agit comme un détecteur de mensonge cherchant la vérité cachée sous le manteau des apparences. Ici, il n’y a pas de superposition de textures, les pigments enregistrent directement le flux du mouvement naturel se formant dans l’espace du sujet, forgeant l’équilibre entre la transparence et l’opacité.

En observant les meilleures natures mortes d’Arikha, on se surprend à tenter de sentir leur odeur, leur goût, à déceler le rapport et le rythme entre les formes, les silhouettes et les formats ; la façon dont la lumière, notamment, se répand sur la surface et s’y fige comme une peau transparente, dont ces contrastes subtils entre formes, matériaux et couleurs deviennent les véhicules de la découverte sensuelle et intensément émotionnelle d’une autre réalité.

Selon Thomson, l’intensité des travaux d’Arikha s’explique par la méthode de l’artiste : « la nécessité d’achever son oeuvre en une seule et longue séance de travail et la renonciation totale à la possibilité de terminer le lendemain. Car dans l’intervalle on aura trop perdu de cette intimité à couper le souffle qui a actionné l’oeil et la main. »

De ce fait Arikha est un chroniqueur qui transforme les non événements de la vie quotidienne en une intense expérience temporelle. A la différence du photographe qui saisit son sujet en une fraction de seconde, l’acte de peinture d’Arikha étire le temps sur toute la durée de son exécution – le temps et l’espace sont enfermés dans l’oeuvre comme dans une capsule – ce qui apporte à ses sujets la profondeur et l’ampleur d’une vie réelle intensément observée. On a le sentiment que dans le monde arikhien les représentations sont des espaces protégés qui quelquefois semblent l’ultime tentative de préserver la raison et la civilisation dans un monde au bord du chaos.

Arikha, comme cet autre peintre réaliste qu’est Lucian Freud, traite de la nudité des objets et des espaces ; il se concentre tout entier sur l’observation du modèle. Mais à la différence de Freud, il n’examine pas la chair humaine sous la lumière brute d’une ampoule de studio. Bien plutôt, il travaille et retravaille sa réalité personnelle et sa surface comme une « peinture ». Ce qui crée, du moins dans les meilleures de ses oeuvres, une atmosphère et un espace séduisants, intimes et denses.

Si – par accident ou à dessein – certains travaux d’Arikha révèlent une sorte d’allégorie mise en scène et l’ombre fantomatique de la Vanité, voire des références à d’autres maîtres, le plus souvent la pose est ordinaire, habituelle, dans le cadre d’une pièce à vivre. Dans ce territoire, le trivial se mute en quelque chose de précieux et de délicat, en cristallisation d’un moment privilégié. Les traces de mélancolie sont contrebalancées par le plaisir simple des choses les plus primaires : lumière, textures, couleurs, et formes.

Il y a là un paradoxe : à force de contempler ce réalisme éclatant et d’inspecter en détail la dure réalité, on finit par ressentir que cette « réalité » porte en elle la densité et la qualité pesante d’un songe. Comme le remarque justement Thomson, le moment peint par Arikha « transforme l’ordinaire en extraordinaire ».

En un sens, avec « sa touche légère et dense », Arikha est un exemple rare de réalisme minimaliste. Profondément « conscient de l’équation entre les moyens, le médium et le domaine du possible, ce qui est observé guidera la décision sur le médium », il réduit sa palette au strict minimum. Comme le souligne Thomson, « elle contient rarement plus de quatre à cinq couleurs à la fois. » Ajoutez à cela la dimension réduite de la toile ou du papier, le sujet enfermé, et vous pouvez presque voir en lui un mutant issu de Morandi, de Robert Ryman (ainsi de la façon dont Arikha applique ses blancs sur le fond), de Vermeer et de Chardin.

Le Arikha de Duncan Thomson est une honnête tentative de repérage des sources artistiques dans la biographie du peintre. On pardonnera à Thomson quelques faiblesses d’écriture, compensées par un oeil sensible, qui sait voir et mesurer l’oeuvre avec bienveillance et respect.

La haute qualité des reproductions, le graphisme épuré qui laisse les images et les mots se dérouler librement et sans interférence, les travaux eux-mêmes, expriment admirablement certaines des idées contenues dans le texte. Les oeuvres d’Arikha étant généralement de petites dimensions, leur reproduction ne les rend pas minuscules, mais au contraire complètent l’original comme s’il s’agissait de fac-similés. En progressant dans la lecture, on a l’impression de contempler une mini-rétrospective de l’oeuvre de l’artiste. En tant que telle, cette monographie apporte la preuve que dans la veine moderniste-réaliste – celle de Lucian Freud, de David Hockney, d’Antonio Lopez Garcia et de Philip Pearlstein – Arikha reste l’un des plus éminents représentants