CISCOBLOG LE SITE D'UN GRAPHOMANE IMPENITENT ET INTERMITTENT |
samedi (texte écrit en hiver) mardi Six, elles sont six, et non pas sept. J'ai bien compté. J'ai d'abord pensé qu'elles étaient sept, comme les sept nains, ou les sept pêchés capitaux ; quelque chose en moi disait qu'il fallait qu'elles soient sept, parce que c'est un chiffre magique et que les architectes aiment bien les chiffres magiques et autres nombres d'Or. J'ai vérifié que je ne me trompais pas, J'ai bien vérifié que l'une ne se cachait pas derrière une autre, j'ai varié les points de vue, je les ai regardées en allant, je les ai regardées en revenant, mais non, elle sont bien six. On dirait qu'elle sont tombées n'importe comment du ciel et qu'elles se sont plantées là, les unes à côté des autres, certaines plus près que d'autre, dans un impeccable désordre comme dirait Alphonse Allais. Il en a fallu, à l'architecte, de l'attention, pour les disposer ainsi, sans aucune symétrie, sans aucune possibilité de les repérer les unes par rapport aux autres (on voit bien qu'elles ont été construites par le même architecte : aucune n'est pareil, mais elles se ressemblent toutes, il y a un air de famille, c'est certain). M'est avis qu'il l'a fait exprès. On dirait qu'il a voulu interdire qu'on dise par exemple, "la première tour", la première, par rapport à quoi ? Elles ne sont pas alignées, elles ne sont pas disposées en file, elle ne sont disposées en rond, ni en triangle ni en aucun polygone connu qui soit. C'est assez bizarre, ces six tours disposées n'importe comment. Ça n'a aucun sens, elles seraient sept, encore, ça aurait un côté prévu, ordonné, mais non, six, elles sont. On ne peut même pas les repérer par rapport aux points cardinaux. Mosso grodo, si on les regardait d'en haut, d'avion par exemple, mais je n'ai jamais pris l'avion pour survoler la région, ont pourrait dire qu'elle sont plutôt en ligne, mais pas droite, une ligne qui a la tremblote. Elles sont plus en ligne qu'en paquet. C'est tout ce qu'on peut dire. Mais enfin, ce n'est pas sûr, parce qu'elle est où la différence entre une ligne un peu repliée et un paquet un peu distendu ? On les voit de partout. Absolument partout. d'ailleurs je crois bien que tout le monde les connaît, les tours de Vigneux. On les voit de la route, la nationale six, on les voit du train, la ligne C du RER, ou les grandes lignes quant on arrive du Sud au petit matin, on les voit de la colline qui surplombe la rive gauche de la Seine, à l'hôpital de Villeneuve saint Georges, par exemple, à travers les fenêtres d'une chambre, un beau soir de printemps. Elles ont fière allure, plantées toutes droites au milieu de la plaine plate comme des phares, comme des fanaux, des balises. Elles disent : " C'est nous, les tours de Vigneux". Elles le disent à tous les passants, à tous les voyageurs. A tous les voyageurs dont aucun ne s'arrête jamais à Vigneux, pourquoi s'arrêterait-on à Vigneux, d'ailleurs, je vous le demande, sauf pour rentrer chez soi parce qu'il faut bien habiter quelque part. Tout le monde n'a pas dans sa ville des tours pour dire à tout le monde que c'est là Vigneux, cou-cou, c'est les tours de Vigneux, parce que justement, ailleurs il y a autre chose : un pont, une vielle église, un vieux château, même décati et moche, un grand parc ou même un petit, une colline, quelque chose qui se voit vers quoi on peut converger, quelque chose qui organise un peu le paysage et qui fait qu'on sait qu'on est quelque part. A Vigneux, il faut bien dire que sans les tours, ça serait tout juste. On ne pourrait pas très bien dire s'y on y est ou pas, ça ne ressemble pas à grand chose. Alors, les tours, c'est un peu comme un poteau indicateur : voilà, c'est chez nous. C'est pas terrible, mais c'est chez nous. Il y a la Seine vous allez me dire. Je sais, ah ! les fleuves ! Mais non, la Seine elle ne sert à rien du tout à Vigneux, c'est fou ce que les berges sont tristes. Elle ne sert à rien, la Seine, parce qu'il n'y a pas de pont. Un fleuve sans pont, c'est juste de l'eau qui coule. Ça ne fait même pas attention à nous, ça passe. D'ailleurs, à Vigneux, les tours, elles sont bien plus hautes que tous les autres bâtiments, qu'ils soient pavillons, et il y en a beaucoup, c'est très pavillonnaire comme ville, Vigneux, qu'ils soient Achèlemes, en hauteur ou en largeur, tours et barres, c'est très achèlemique comme ville, Vigneux, c'est comme si aucun immeuble n'avait le droit d'arriver ne serait-ce qu'à la moitié de la hauteur des tours de Vigneux, pour qu'on ne les confonde pas, pour qu'elles puissent bien continuer à dire "cou-cou c'est Vigneux" ici sans qu'on les prenne pour d'autres, normales, et que du coup on ne puisse plus se dire qu'on est à Vigneux. Finalement on a eu bien de la chance que cet architecte, il nous ait construit les tours, sinon je crois bien qu'on aurait rien pour se dire qu'on est bien chez nous et pas n'importe où au milieu du grand nulle-part de la banlieue. posted by grossmann francis | 6/25/2002lundi Suite de l'histoire de la rue du Banquier bonsoir, pas de texte aujourd'hui (oui, je sais que vous êtes frustré, je sais). Je vous recommande, en guise de lot de consolation (je suis sûr que vous êtes totalement éploré) ce très joli site glané, comme d'habitude sur Désordre (voir colonne de droite, pub entièrement gratuite). J'en profite pour saluer Christine Garin qui me fera peut-être l'honneur de parcourir, de temps en temps, ces modestes lignes. A plus. posted by grossmann francis | 6/24/2002mercredi La perspective ne semble pas tout à fait parfaite. On se demande un instant si la carafe qui sert de vase aux œillets est posée sur l'échiquier ou bien sur la table. C'est sur l'échiquier. L'échiquier, lui, est posé sur la table. C'est un échiquier pliant, en forme de grande boîte noire et plate avec des charnières de laiton ouvragées où sont rangées les pièces du jeu. On hésite parce que la carafe est posée sur le coin le plus éloigné de l'échiquier, vers le point de fuite, et que l'épaisseur de la boîte se confond avec l'ombre qu'elle porte sur la table. C'est un effet qui n'est pas dû à la maladresse du peintre, Monsieur Baugin, car celui-ci est un maître. Il nous déstabilise à dessein. La carafe contient trois œillets roses dont les tiges plongent dans l'eau. Elle attire la lumière. Elle jette un reflet clair sur l'ébène et l'ivoire du damier noir et blanc. Au-delà de l'échiquier, dans le coin supérieur droit du tableau un plateau d'étain de forme octogonale est suspendu à un crochet planté dans la pierre brute du mur. Ce qu'on voit du reste de la table porte un désordre étudié d'objets divers : un luth en bois clair attire d'abord le regard. Il est posé de travers et à l'envers sur une partition de musique reliée de maroquin beige qu’il tient ainsi ouverte à une page où portées, clés, notes et barres de mesures sont bien visibles. En même temps son poids empêche la partition qui dépasse de la table de tomber sur le sol que le tableau ne montre pas. Son manche coudé dépasse, lui aussi de la table (il manque une clavette) et des cordes cassées, tire-bouchonnées, pendouillent dans le vide. Sa caisse, bombée comme un jambon, masque au regard la lame d'un couteau dont on ne voit que le manche en corne. Le couteau est sans doute destiné à couper une miche de pain blanc, intacte, qui a une curieuse forme de bonnet de cardinal. Tout près du pain, dans le fond du tableau à gauche, un verre très fin et très orné contient du vin de couleur rouge sombre et se confond presque, par transparence, avec l'ombre du mur auquel la table s'adosse. Plus à l'avant, presque au bord, un jeu de cartes, pas très bien rangé, posé sur le dos, montre un valet de trèfle, un cœur et un autre trèfle. Une bourse de velours plissé de couleur vert foncé, bien fermée par un cordon doré, à glands, étale une base emplie de pièces. Le cordon disparaît, coincé sous la masse de l'échiquier. La signature du peintre, Baugin, est gravée dans l'épaisseur de la table qui nous fait face. C'est une nature morte. À l'époque, on disait une "vanité". Baugin a aussi peint des gaufrettes dans des assiettes d'étain, des verres de vins blancs, des fiasques et des bouteilles comme on le voit dans le très beau film "Tous les Matins du Monde" adapté du roman de Pascal Quignard. En ce temps-là, les peintres, ajoutaient souvent des livres, des animaux morts ou mieux encore des crânes humains à leurs sombres compositions. Leur art se voulait stoïcien. Il exposait aux yeux du spectateur ses propres chimères et le renvoyait à sa fin véritable qui n'était pas la richesse, ni le plaisir, ni le savoir, encore moins la beauté, mais la mort. Leur force venait de ce qu'ils représentaient non seulement l'inanimé mais aussi le "non consommé" : le verre plein, non bu ; le pain non rompu, non mangé ; les jeux non joués, rangés dans leurs boites ; la musique non entendue, instruments muets ; les livres fermés, non lus ; la fleur, coupée. Mais même si on débarrasse ces tableaux de leur jansénisme, ils gardent encore une force peu commune. C'est que les choses y sont présentées dans une crudité qui n'est pas que violence. Il ne faut pas se figurer ces artistes seulement comme des dévots ni des tartufes mais aussi comme des amoureux. Le monde qui est représenté là, avec toute cette minutie, toute cette précision, est avant tout un monde éternel qui s'oppose à la mortalité humaine. Il n'est pas seulement un avertissement, il est une nostalgie. Peindre un verre, c'est quitter le verre. C'est le rendre à sa condition de verre. De même, écrire c'est aussi déprendre. Ecrire, c'est décrire, toujours. posted by grossmann francis | 6/19/2002Max a rendez-vous chez le dentiste. Ses dents sont complètement pourries. Il en a trouvé un qui veut bien le soigner sans les lui arracher toutes. Il ne veut pas se retrouver avec un dentier. C'est la raison qu'il donne pour quitter le stand maintenant, il reviendra plus tard, dans l'après-midi, par ses propres moyens, dit-il. Mais on ne le reverra pas. Auguste et Christian restent un peu plus longtemps. Ils déjeunent avec nous de sandwichs, assis sur le trottoir devant l'étalage aux bibelots, dans la moiteur de l'orage qui se prépare. Les chalands, écrasés de chaleur, déambulent mollement à travers les étalages. Aux fringues, on a beaucoup vendu : belles robes à vingt francs, moins belles à dix. Une aubaine pour les mères de familles arabes ou les manouches qui trouvent encore le moyen de marchander : Elles appellent les copines et nous prennent pour des demeurés. Certaines se servent et s'en vont même sans payer. Il faut mettre le holà. Christian part chercher une mendiante rencontrée un peu plus tôt pour partager son sandwich avec elle, mais il ne la trouve pas. Il a acheté un transistor qui ne marche peut-être pas pour pouvoir rendre celui de Max qu'il utilise en ce moment. Il parle des animaux sauvages, des prédateurs, des loups qui prennent le dessus et mangent les agneaux comme lui. L'après-midi s'étire lentement sous le cagna. Les acheteurs se font de plus en plus rares et de plus en plus misérables. On ne vient pas ici pour le plaisir, pour trouver l'objet rare, mais pour acheter au prix le plus bas des objets de première nécessité : casseroles bosselées, cafetières usagées, cuillères et fourchettes, lampes dépareillées, reveils-matins. Les vendeurs, eux, bouclent leurs fins de mois difficiles en se débarrassant de vieux objets. Ce ne sont pas les puces de Saint Ouen ni même celles de Montreuil, où l’on fait des affaires ; Ici, c'est un marché aux voleurs, une économie de misère où circule très peu d'argent. C'est plutôt du troc, voire de l'entraide. L'orage tant attendu éclate enfin, achevant de chasser les derniers clients. On s'abrite sous les parasols, les bâches manquent pour protéger la marchandise. On attend l'éclaircie pour remballer et rendre la place au parking. Je raccompagne Auguste et Christian au 58. Ils sont tous les deux sur le siège arrière, aucun n'a voulu s’asseoir à la place du mort. Tant pis si je fais le chauffeur. Auguste a posé un cabas sur ses genoux, il fait penser à sa mère. Christian est inquiet pour Max, pas Auguste. Ils se chamaillent comme un vieux couple : Auguste demande à Christian de s'occuper de lui et de laisser les autres, Christian n'en démord pas, il veut aider Max, les mendiants et tous les miséreux du monde. Auguste perçoit comment la sollicitude de Christian masque son agressivité. Je les laisse à la grille du 58. Ils me font des grands signes pendant que je m'éloigne vers l’hôpital et qu'un grand calme m'envahit. Je pense à la phrase de Marie Depussé, dans "Dieu gît dans les détails" : "...Il y avait autre chose. Tout de suite, les fous me reposèrent. Je sus qu'ils se battaient en première ligne, pour moi. Pendant que je traînais ma mélancolie à l'arrière, je savais qu'il y en avait d'autres, au front." posted by grossmann francis | 6/19/2002samedi Je commence ici la mise en ligne de l' "histoire de la rue du
banquier".Je me risque donc à un enchevêtrement de textes à
épisodes. Je rappelle que, pour l'instant, deux "histoires" sont ici
encore inachevées : "l'histoire de Magali" et "l'histoire de Paulette".
Elles le seront. C'est la loi de ce site. En revanche, je pense que je
n'irai pas jusqu'à un niveau d'enchevêtrement plus "désordonné" que
celui-ci. Bon courage. J'ai decouvert aujourd'hui, en me balladant dans le foutoire génial qu'est "DESORDRE" (cliquer sur le lien dans la colonne de droite de toute unrgence), ce site superbe. C'est pour donner envie à mon copain Franklin de continuer ! (alors Franklin, qu'attends-tu pour construire un weblog ?) il est probable que je l'ajoute à la liste de mes liens permanents. posted by grossmann francis | 6/15/2002vendredi
a special "coucou" to my friends Gilles et Lilly qui viennent de grossir le flot, que dis-je le flot, le torrent, que dis-je le torrent, l'océan de mes lecteurs. (n'oubliez pas de cliquer sur les liens) Bye posted by grossmann francis | 6/7/2002jeudi Elle était née le lendemain du jour de l'assassinat de Kennedy. Pour elle, ça voulait tout dire. Voilà une phrase qui aurait pu faire un bon début de roman. Mais c'est bien ce qu'elle m'avait déclaré dès le premier entretien. Je lui trouvai une bille de Clown. Elle n'était pas jolie, portait de grosses lunettes, avait les cheveux raides, mi-longs, souvent ramenés derrière les oreilles, portait des "chandails", des "corsages", des jupes plissées ou des pantalons en tergal qui lui donnaient malgré ses trente-cinq ans un air plus que suranné. Chaque semaine, elle venait me parler de ses déboires professionnels, elle était auxiliaire de puériculture, ce qui était une "vocation tardive", comme on dit, parce que, ce qu'elle aurait voulu faire c'était du théâtre, du spectacle, être clown, pourquoi pas, en tout cas faire rire les gens. Elle pratiquait l'autodérision avec un art consommé qui me faisait craquer et égayait toujours les longues soirées de consultation du lundi. Mai vraiment, elle en bavait. Elle avait échoué à ses stages professionnels et avait été mise sous tutorat, ce qui était le dernier palier avant la mise à la porte de la fonction publique et le retour à la case départ du secrétariat en intérim. A mon sens, elle ne souffrait d'aucun symptôme particulier, en tout cas identifiable par un quelconque DSM4 ou autre catalogue nosographique comme la CIM 10. On pourrait dire que si la maladresse avait été une maladie, par exemple, elle en serait gravement atteinte, mais aussi la naïveté ou la manque absolu de méchanceté : un jour elle avait "enfermé un enfant dehors", comme elle se plaisait presque à répéter, et l'avait oublié plusieurs heures, une autre fois, elle en avait laissé tomber un de la table à langer, ce qui pour une puéricultrice est du plus mauvais effet, mais sans dommage pour le bébé ; elle n'arrivait pas à compter les enfants dont elle avait la responsabilité ou plutôt n'était pas douée pour le jeu de Kim, n'avait pas les deux yeux ni même un seul derrière la tête, ce qui est indispensable, elle le savait très bien, à toute personne qui prétend s'occuper d'enfants en toute sécurité ; Elle ne savait jamais quoi faire avec les enfants, trouvait que leur parler comme s'ils comprenaient tout, ce qu'on lui recommandait de faire, était un peu ridicule, et continuait de les considérer comme des bêtes un peu curieuses, pas si attendrissantes que ça, en tout cas des êtres complexes pas toujours prêts à lui faciliter la tâche. Elle avait même presque fini par les prendre en grippe parce qu'ils obéissaient à tout le monde sauf à elle et qu'ils lui faisaient subir les pires humiliations, refuser de se laisser changer ou nourrir à la cuillère, par exemple. Elle se posait des questions bizarres, se demandait si elle aimait le métier qu'elle avait choisi, se remettait vraiment en question et ne trouvait pas de réponse. Ce qui, on s'en doute, ne plaisait pas du tout, mais alors pas du tout aux directrices de crèches successives à qui elle avait été confiée ou plutôt se la refilaient comme une patate chaude. Elle était l'aînée de deux sœurs qui, selon elle, avaient parfaitement réussi leurs vies, avaient des métiers respectables (employée de banque ou professeur) et des enfants, surtout des enfants. C'était pour çà qu'elle s'était mariée, somme toute, pour avoir des enfants, assez tardivement en plus, avait échappé de justesse au statut de vielle fille, au fond avait pris le premier qui s'était présenté de peur qu'il n'y ai pas d'autre occasion. Un plutôt gentil, mais fils unique affublé d'une famille pas possible, petit cadre commercial en CDI mais jamais à l'abri du licenciement économique qui ne semblait pas s'intéresser à grand chose. Elle avait, non pas l'impression de porter la culotte, mais de désirer pour deux, ce qui était fatigant à la longue. D'ailleurs pour parler de désir, ce n'était pas ce qui, selon elle, caractérisait son mari, tant à son propre égard qu'à celui d'éventuels héritiers. Ils ne faisaient pas assez l'amour, mais ils n'allaient pas non plus assez au cinéma, au théâtre, faire du sport ou visiter les pays étrangers. Elle faisait tout pour être normale, comme tout le monde, comme ses parents, petits bourgeois provinciaux qu'ils visitaient régulièrement à Tours un week-end sur deux, et comme ses deux sœurs, mais, son mari, soit par pusillanimité, soit par psychasthénie, ne voulait s'engager dans rien et surtout pas dans une modeste contribution au peuplement de la douce France, cher pays de son enfance. Elle le lui reprochait parfois amèrement, lui faisait de véritables scènes, où, alors là, elle n'était plus drôle du tout, allait même jusqu'à lancer des objets contre les murs ou piquer des crises de nerf devant toute la famille à la fin des repas de Noël ou du nouvel an. Mais le reste du temps, la plupart du temps, même, elle restait étonnamment placide, patiente et résignée, se remettait à faire le clown, ce pour quoi elle était décidément très douée. Un mot de son mari à propos du bébé, même tout à fait dilatoire, lui rendait espoir et moral, prête à tout pardonner et à chercher un bon film dans Télérama ou réserver des places dans un agence de voyage pour les sports d'hiver. Au fond, elle était bonne fille et d'un naturel optimiste, juste légèrement à côté des choses. Seulement elle commençait à trouver le temps long, à trente-six ans, de ne toujours pas être maman et titulaire à son boulot. La question n'était pas de savoir si elle aimait son mari, mais si elle allait ou non atteindre les objectifs qu'ils s'étaient fixés en se mariant. Elle sentait confusément qu'il aurait fallu faire la révolution, tout chambouler, jeter les bébés avec l'eau du bain, chercher un autre mari moins handicapé, se lancer enfin dans la vraie vie, devenir vraiment clown ou imitatrice et s'en donner les moyens, et, pour dire les choses en un mot, un mot terrible, qui la terrorisait : divorcer. Au lieu de cela, pour échapper au spectre de la solitude et de la vie ratée, elle prenait des cours. Elle adorait prendre des cours. Elle prenait des cours de tout : de crochet, de point de croix, de guitare, de solfège, de comédie, d'imitateur de clownerie, de conduite dans la vie. Pour elle la psychothérapie était une sorte de cours, j'étais une sorte de professeur de vie. Elle aurait volontiers adhéré à toutes sortes de cercles sociaux et de sociétés un peu savantes qui l'auraient confortée dans l'idée que tout s'apprend, même l'amour, avec un peu de courage et de bonne volonté. Elle aurait voulu entraîner son mari sur des rollers blade dans les rues de Draveil, dans des baptêmes de l'air ou des croisières de huit jours en mer Caspienne. Mais à chaque fois, il y avait comme un grain de sable, un coup de pas de chance, une clownerie du destin qui faisait que décidément rien n'avançait. Pas plus que sa psychothérapie d'ailleurs, qu'elle continuait de prendre pour un cours, pour une direction de conscience, et où elle continuait de faire rire son thérapeute avec entrain mais pas toujours. Elle tentait d'établir des catalogues : le normal, l'anormal, l'entre les deux. En ce qui la concernait, elle se serait volontiers contentée de l'entre les deux, tant l'idée de sa propre "anormalité" l'obsédait. Le fait de proclamer qu'elle était née le lendemain du jour de l'assassinat de Kennedy (le lendemain, pas le jour) résumait, à la fois le décalage, le juste à côté, qu'elle donnait à voir (qu'en aurait-il été si cela avait été le jour même...) et le cataclysme qu'un tel évènement aurait provoqué chez tous les nouveau-nés de l'époque. En même temps, elle affirmait son lien avec un personnage considérable, qu'elle n'avait manqué que d'une journée, en quelque sorte, même si c’était le jour de sa mort. Tout cela lui donnait, à cause du préjudice, droit à revenir en cinquième semaine. Elle était cernée par les bébés : celui qu’elle avait été le lendemain de la mort de Kennedy, ceux de ses sœurs cadettes qui lui faisaient honte à elle et son mari, ceux qu’elle avait jalousés dans les crèches où elle était passée, celui que son mari refusait de lui faire. Notre histoire ne s’est pas tellement bien terminée. Je la sentais parfois en proie à un abattement qu’elle masquait derrière l’autodérision et les clowneries, petit à petit, elle avait pris conscience de la complexité de ses rapports avec les bébés, peut-être ne s’est-elle pas senti le courage pour s’y attaquer. Elle terminait son année de tutorat et on venait de lui signifier définitivement qu’elle n’était pas faite pour le métier de puéricultrice. Elle avait fini par s’y résigner, un peu comme la chèvre de Monsieur Seguin, après avoir longtemps lutté. J’ai le sentiment d’avoir été appelé à la rescousse sur la fin de cette lutte mais de ne pas avoir suffi : elle a arrêté sa thérapie en ne revenant pas me voir au rendez-vous que nous avions fixé à la rentrée. Je ne l’ai pas rappelée, selon les règles habituelles de la pratique. Je viens de la rappeler, juste après avoir écrit ces lignes, quatre mois après. j’ai recherché son numéro sur mon Psion et je lui ai téléphoné chez elle à l’instant, qui est une « heure ouvrable ». Elle a répondu, signe qu’elle ne travaillait pas, je me suis nommé, elle ne s’est pas particulièrement étonnée de cet appel. Elle m’a raconté d’une voix égale qu’elle en avait effectivement fini avec les crèches de la ville de Paris, qu’elle s’était inscrite à nouveau à l’ANPE, qu’elle avait participé aux activités de l’association la « tête de l’emploi » pour prendre des cours d’apparence et de bonne image, je sais que ça existe, j’ai vu ça à la télévision, , je lui ai dit que je trouvais ça drôle, elle n’a pas compris pourquoi, et encore qu’elle était occupée deux jours par semaine à je ne sais plus quel stage, que dans sa vie personnelle les choses n’avaient pas beaucoup avancé. Elle trouvait toujours que son mari n’était pas assez battant, et que leur « projet » commun était toujours en plan. Elle m’a remercié de mon appel. Elle reprendra peut-être rendez-vous. En raccrochant, je me suis senti plus léger. posted by grossmann francis | 6/6/2002mardi blogger est un imbecile : il date les blogs selon le fuseau horaire américain. Or il est exactement 04 h 30 du matin au moment ou je frappe ces lignes... O insomnie... posted by grossmann francis | 6/4/2002Suite de l'histoire de Magali Alors, là, j'en suis encore abassourdi ! cliquez un peu ici, pour voir, euh pour entendre... posted by grossmann francis | 6/4/2002lundi Je continue de m'interroger sur ce qui pousse à écrire. Et je ne peux le faire que par l'écriture. En 1969, Georges Perec entreprit un immense projet, qu’il abandonna en 1975, et dont le titre fut d’abord « Soli loci » puis « Lieux ». Il avait choisi douze lieux dans Paris. J’en emprunte la liste à Régine Robin dans « Georges Perec Paris nostalgie» : L’île Saint Louis (qui est liée à sa vie sentimentale), Le passage Choiseul (le fameux Paris des passages d’Aragon, de Walter Benjamin), la place d’Italie (ou il a écrit « Les errants », la rue Vilin (la rue de son enfance jusqu’à la guerre), la rue de la gaîté (liée à son ami Jacques Lederer), la rue de l’Assomption (le domicile de sa famille d’adoption), le carrefour Mabillon (lié à sa rencontre avec son épouse), la place de la Contrescarpe (qu’il a fréquenté dans sa jeunesse avec ses amis tunisiens), la place Jussieu (proche de la rue de Quatrefages où il a habité), la rue Saint Honoré ( où il a habité à deux époques différentes), l’avenue Junot (où vivaient les Chavranski depuis 1945), le rond point des Champs Elysées et la station de métro Franklin Roosevelt (le lieu de sa fugue). Il parle de son projet dans « Espèces d’espaces » : « En 1969 j’ai choisi dans Paris, douze lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage), ou bien dans lesquels j’avais vécu, ou bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers. J’ai entrepris de faire, chaque mois la description de deux de ces lieux. L’une de ces descriptions se fait sur le lieu même et se veut la plus neutre possible […]. L’autre description se fait dans un endroit différent du lieu : je m’efforce alors de décrire le lieu de mémoire et d’évoquer à son propos tous les souvenirs qui me viennent […]. Lorsque ces description sont terminée, je les glisse dans une enveloppe que je scelle à la cire… ».> Il doit recommencer ces descriptions pendant douze ans selon un algorithme, un « bicarré latin orthogonal d’ordre 12 » assurant un « aléatoire déterminé » au bout de ces douze ans, il ouvrira les enveloppes : « Je saurais alors si elle [cette expérience] en valait la peine : ce que j’en attends, en effet, n’est rien d’autre que la trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de mes souvenirs, celui de mon écriture. » . C’est une manière de quadriller sa vie qui rappelle singulièrement celle qui va occuper pendant cinquante ans celle de Bartlebooth dans « La vie mode d’emploi ». Le projet a donc été abandonné, comme on le sait mais il en resté quelques ébauches, un sur la Place Saint Sulpice, et un sur la rue Vilin dans le vingtième. Si vous cliquez là, vous tomberez sur ce très joli site et ce très beau travail sur la fameuse "tentative d'épuisement d'un lieu parisien", écrite par GP vers le milieu des années soixante-dix. Bonne promenade et à bientôt posted by grossmann francis | 6/3/2002 |
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