CISCOBLOG
LE SITE D'UN GRAPHOMANE IMPENITENT ET INTERMITTENT


samedi  

(texte écrit en hiver)
Ecrire sur rien. Je regarde par la fenêtre de mon bureau, à Gentilly. Plein Est. Des pans de mur de briques et des toits de tuiles rouges. C'est cinq heures du soir après une belle journée ensoleillée à peine assez froide pour la saison. Le ciel est bleu avec des bandes cotonneuses de nuages qui rosissent. Quelques arbres nus et des carrés de pelouses vertes. Des immeubles gris, anciens, de cinq ou six étages, dont je vois les toits de tuiles anciennes. Cheminées, antennes de télévision. lignes de téléphone. À demi cachée par un toit, une enseigne de Néon bleu turquoise rendue illisible fait un petit rectangle lumineux. À la tombée de la nuit, même en hiver, des chauve-souris tournent devant la fenêtre en lançant leurs cris perçant (en été, fenêtres ouvertes, c'est presque assourdissant) Au loin, le "skyline" des tours olympiades du XIIIe forment l'arrière plan du paysage. Tiens, on ne voit plus les trous épars que les tuiles emportées par la tempête de décembre avaient faits sur les toits. Les couvreurs ont dû passer. Il reste une bâche verte un peu froissée sur un toit à droite. La nuit tombe vite : le temps que j'écrive ces lignes, toutes les couleurs ont déjà terni, les reliefs s'estompent. Le petit rectangle de lumière bleu turquoise luit tout seul. Ce n'est pourtant pas encore l'heure d'allumer l'électricité : les fenêtres que je vois restent noires, aveugles. Les nuages dans le ciel n'ont plus la même forme : ils ne sont plus qu'une brume sombre dans le lointain ou font de petites taches noires sur le bleu du ciel qui tourne au gris. Un vol d'oiseaux noirs vient de l'horizon, à toute allure, semble d'abord se jeter contre la fenêtre puis change brutalement de trajectoire pour passer au-dessus de mon immeuble. Silence et solitude. Légère mélancolie.

Voulez-vous relire (ou lire) la "Prose du Transsibérien et de la petite Jeahanne de France de Blaise Cendrars ? allez donc faire un petit tour par là . C'est tout pour ce soir, bonsoir

posted by grossmann francis | 6/29/2002


mardi  

Six, elles sont six, et non pas sept. J'ai bien compté. J'ai d'abord pensé qu'elles étaient sept, comme les sept nains, ou les sept pêchés capitaux ; quelque chose en moi disait qu'il fallait qu'elles soient sept, parce que c'est un chiffre magique et que les architectes aiment bien les chiffres magiques et autres nombres d'Or. J'ai vérifié que je ne me trompais pas, J'ai bien vérifié que l'une ne se cachait pas derrière une autre, j'ai varié les points de vue, je les ai regardées en allant, je les ai regardées en revenant, mais non, elle sont bien six. On dirait qu'elle sont tombées n'importe comment du ciel et qu'elles se sont plantées là, les unes à côté des autres, certaines plus près que d'autre, dans un impeccable désordre comme dirait Alphonse Allais. Il en a fallu, à l'architecte, de l'attention, pour les disposer ainsi, sans aucune symétrie, sans aucune possibilité de les repérer les unes par rapport aux autres (on voit bien qu'elles ont été construites par le même architecte : aucune n'est pareil, mais elles se ressemblent toutes, il y a un air de famille, c'est certain). M'est avis qu'il l'a fait exprès. On dirait qu'il a voulu interdire qu'on dise par exemple, "la première tour", la première, par rapport à quoi ? Elles ne sont pas alignées, elles ne sont pas disposées en file, elle ne sont disposées en rond, ni en triangle ni en aucun polygone connu qui soit. C'est assez bizarre, ces six tours disposées n'importe comment. Ça n'a aucun sens, elles seraient sept, encore, ça aurait un côté prévu, ordonné, mais non, six, elles sont. On ne peut même pas les repérer par rapport aux points cardinaux. Mosso grodo, si on les regardait d'en haut, d'avion par exemple, mais je n'ai jamais pris l'avion pour survoler la région, ont pourrait dire qu'elle sont plutôt en ligne, mais pas droite, une ligne qui a la tremblote. Elles sont plus en ligne qu'en paquet. C'est tout ce qu'on peut dire. Mais enfin, ce n'est pas sûr, parce qu'elle est où la différence entre une ligne un peu repliée et un paquet un peu distendu ? On les voit de partout. Absolument partout. d'ailleurs je crois bien que tout le monde les connaît, les tours de Vigneux. On les voit de la route, la nationale six, on les voit du train, la ligne C du RER, ou les grandes lignes quant on arrive du Sud au petit matin, on les voit de la colline qui surplombe la rive gauche de la Seine, à l'hôpital de Villeneuve saint Georges, par exemple, à travers les fenêtres d'une chambre, un beau soir de printemps. Elles ont fière allure, plantées toutes droites au milieu de la plaine plate comme des phares, comme des fanaux, des balises. Elles disent : " C'est nous, les tours de Vigneux". Elles le disent à tous les passants, à tous les voyageurs. A tous les voyageurs dont aucun ne s'arrête jamais à Vigneux, pourquoi s'arrêterait-on à Vigneux, d'ailleurs, je vous le demande, sauf pour rentrer chez soi parce qu'il faut bien habiter quelque part. Tout le monde n'a pas dans sa ville des tours pour dire à tout le monde que c'est là Vigneux, cou-cou, c'est les tours de Vigneux, parce que justement, ailleurs il y a autre chose : un pont, une vielle église, un vieux château, même décati et moche, un grand parc ou même un petit, une colline, quelque chose qui se voit vers quoi on peut converger, quelque chose qui organise un peu le paysage et qui fait qu'on sait qu'on est quelque part. A Vigneux, il faut bien dire que sans les tours, ça serait tout juste. On ne pourrait pas très bien dire s'y on y est ou pas, ça ne ressemble pas à grand chose. Alors, les tours, c'est un peu comme un poteau indicateur : voilà, c'est chez nous. C'est pas terrible, mais c'est chez nous. Il y a la Seine vous allez me dire. Je sais, ah ! les fleuves ! Mais non, la Seine elle ne sert à rien du tout à Vigneux, c'est fou ce que les berges sont tristes. Elle ne sert à rien, la Seine, parce qu'il n'y a pas de pont. Un fleuve sans pont, c'est juste de l'eau qui coule. Ça ne fait même pas attention à nous, ça passe. D'ailleurs, à Vigneux, les tours, elles sont bien plus hautes que tous les autres bâtiments, qu'ils soient pavillons, et il y en a beaucoup, c'est très pavillonnaire comme ville, Vigneux, qu'ils soient Achèlemes, en hauteur ou en largeur, tours et barres, c'est très achèlemique comme ville, Vigneux, c'est comme si aucun immeuble n'avait le droit d'arriver ne serait-ce qu'à la moitié de la hauteur des tours de Vigneux, pour qu'on ne les confonde pas, pour qu'elles puissent bien continuer à dire "cou-cou c'est Vigneux" ici sans qu'on les prenne pour d'autres, normales, et que du coup on ne puisse plus se dire qu'on est à Vigneux. Finalement on a eu bien de la chance que cet architecte, il nous ait construit les tours, sinon je crois bien qu'on aurait rien pour se dire qu'on est bien chez nous et pas n'importe où au milieu du grand nulle-part de la banlieue.

posted by grossmann francis | 6/25/2002


lundi  

Suite de l'histoire de la rue du Banquier


Imaginons les établissements Baleste dans les derniers temps de leur splendeur, juste après la guerre vers la fin des années quarante et au tout début des années cinquante, quand les colonies fournissent encore, mais plus pour très longtemps, à peu de frais, les produits exotiques qui font notre quotidien. Les établissements Baleste, entreprise familiale, importent du café en provenance de l'Afrique de l'Est, et aussi un peu d'Amérique centrale. Malgré l'intense agitation qui règne dans les bureaux, les entrepôts ne regorgent pas de sacs odorants. Le café importé par les Baleste, qui transite peu par la rue du Banquier, est souvent vendu à l'avance aux torréfacteurs industriels qui le font entrer dans les mélanges qui constituent leurs marques - Mokarex, Legal etc. - directement des entrepôts Baleste du port de Marseille. Le vieux Baleste père, Henri, fils aîné du fondateur, Louis, vient de céder les rennes de l'entreprise à son gendre René Bourdin qui a, trois ans auparavant, épousé Françoise, sa fille aînée. Elle a vingt-deux ans, elle a fait des études de lettre, c'est une belle jeune femme blonde, élancée, simple, elle a accouché l'année dernière de l'héritier des cafés Baleste, Alain, un gros poupon joufflu qui fait la fierté de son grand-père. Bourdin a trente-deux ans mais on lui donne difficilement un âge. Il a séduit Françoise par son sérieux, sa simplicité, et une cour assidue, pleine de délicatesse, qui a commencé dès son entrée aux établissements Baleste, six ans plus tôt. C'est un travailleur infatigable, d'une loyauté à toute épreuve, un bon mari et, semble-t-il, un père attentif. Le vieux Baleste lui a, dès le début, donné toute sa confiance. Pour lui, le mariage avec Françoise, est une évidence logique. Françoise a un frère et une sœur plus jeune : Pierre et Annie. Pierre ne s'entend pas avec son père, qui lui a toujours préféré Françoise, mais on n'en parle jamais. Il étudie le commerce dans une grande école de province. Il revient seulement à Paris à Noël et à Pâques, participer aux fêtes familiales obligatoires et embrasser sa mère et ses sœurs. Il ignore ostensiblement Bourdin et n'échange jamais plus de trois mots avec le père. C'est jeune homme ombrageux, beau et décidé, qui réussit avec panache à surmonter un éternel dépit. Annie a seize ans et un amoureux, Joël, de deux ans son aîné. Elle est la confidente de sa mère qui sait tout d'elle. Annie est en seconde au Lycée Claude Monet, situé non loin. Joël a passé son deuxième bachot l’année dernière. Il est inscrit aux beaux-arts et fréquente les ateliers de la rue Grange Batelière à Montparnasse. Notre histoire pourrait commencer là, disons en avril 1951, au moment où, par une belle après midi ensoleillée, Annie se donne à Joël pour la première et unique fois, dans une petite chambre de bonne de la rue de l’Ecole de Médecine, prêtée par un ami carabin. Joël et Annie se tiennent chacun à un bout du lit défait qui occupe toute la chambrette. Le garçon a saisi un carnet à dessin et croque sa jeune amante, qui le regarde en souriant, assise sur le lit, les genoux ramenés sur la poitrine, enserrés par le cercle de ses bras ronds. Des années après, arraché du carnet, encadré, le dessin ornera la chambre à coucher d'Annie. Mais pour l'instant Joël estompe du doigt les ombres de fossettes de la jeune fille. Joël va partir au service militaire. Ils s'étreignent une dernière fois. A vrai dire Annie ne le reverra qu'une seule fois, après les classes, au cours d'une permission. Il caressera son ventre rond mais ils resteront chastes. La guerre d'Indochine vient de commencer. Joël sera tué par la bombe d'un patriote lors d'une mission de maintien de l'ordre. Son fils, Patrick, gardera de lui des photos d'un jeune homme frêle et souriant, une médaille posthume, et un carton au format raisin empli de femmes toutes plus belles les unes que les autres dont sa mère, Annie, et un portrait de profil de sa tante Françoise, lumineux, parmi des exercices de drapés. Les années passeront.

posted by grossmann francis | 6/24/2002
 

bonsoir, pas de texte aujourd'hui (oui, je sais que vous êtes frustré, je sais). Je vous recommande, en guise de lot de consolation (je suis sûr que vous êtes totalement éploré) ce très joli site glané, comme d'habitude sur Désordre (voir colonne de droite, pub entièrement gratuite). J'en profite pour saluer Christine Garin qui me fera peut-être l'honneur de parcourir, de temps en temps, ces modestes lignes. A plus.

posted by grossmann francis | 6/24/2002


mercredi  

La perspective ne semble pas tout à fait parfaite. On se demande un instant si la carafe qui sert de vase aux œillets est posée sur l'échiquier ou bien sur la table. C'est sur l'échiquier. L'échiquier, lui, est posé sur la table. C'est un échiquier pliant, en forme de grande boîte noire et plate avec des charnières de laiton ouvragées où sont rangées les pièces du jeu. On hésite parce que la carafe est posée sur le coin le plus éloigné de l'échiquier, vers le point de fuite, et que l'épaisseur de la boîte se confond avec l'ombre qu'elle porte sur la table. C'est un effet qui n'est pas dû à la maladresse du peintre, Monsieur Baugin, car celui-ci est un maître. Il nous déstabilise à dessein. La carafe contient trois œillets roses dont les tiges plongent dans l'eau. Elle attire la lumière. Elle jette un reflet clair sur l'ébène et l'ivoire du damier noir et blanc. Au-delà de l'échiquier, dans le coin supérieur droit du tableau un plateau d'étain de forme octogonale est suspendu à un crochet planté dans la pierre brute du mur. Ce qu'on voit du reste de la table porte un désordre étudié d'objets divers : un luth en bois clair attire d'abord le regard. Il est posé de travers et à l'envers sur une partition de musique reliée de maroquin beige qu’il tient ainsi ouverte à une page où portées, clés, notes et barres de mesures sont bien visibles. En même temps son poids empêche la partition qui dépasse de la table de tomber sur le sol que le tableau ne montre pas. Son manche coudé dépasse, lui aussi de la table (il manque une clavette) et des cordes cassées, tire-bouchonnées, pendouillent dans le vide. Sa caisse, bombée comme un jambon, masque au regard la lame d'un couteau dont on ne voit que le manche en corne. Le couteau est sans doute destiné à couper une miche de pain blanc, intacte, qui a une curieuse forme de bonnet de cardinal. Tout près du pain, dans le fond du tableau à gauche, un verre très fin et très orné contient du vin de couleur rouge sombre et se confond presque, par transparence, avec l'ombre du mur auquel la table s'adosse. Plus à l'avant, presque au bord, un jeu de cartes, pas très bien rangé, posé sur le dos, montre un valet de trèfle, un cœur et un autre trèfle. Une bourse de velours plissé de couleur vert foncé, bien fermée par un cordon doré, à glands, étale une base emplie de pièces. Le cordon disparaît, coincé sous la masse de l'échiquier. La signature du peintre, Baugin, est gravée dans l'épaisseur de la table qui nous fait face. C'est une nature morte. À l'époque, on disait une "vanité". Baugin a aussi peint des gaufrettes dans des assiettes d'étain, des verres de vins blancs, des fiasques et des bouteilles comme on le voit dans le très beau film "Tous les Matins du Monde" adapté du roman de Pascal Quignard. En ce temps-là, les peintres, ajoutaient souvent des livres, des animaux morts ou mieux encore des crânes humains à leurs sombres compositions. Leur art se voulait stoïcien. Il exposait aux yeux du spectateur ses propres chimères et le renvoyait à sa fin véritable qui n'était pas la richesse, ni le plaisir, ni le savoir, encore moins la beauté, mais la mort. Leur force venait de ce qu'ils représentaient non seulement l'inanimé mais aussi le "non consommé" : le verre plein, non bu ; le pain non rompu, non mangé ; les jeux non joués, rangés dans leurs boites ; la musique non entendue, instruments muets ; les livres fermés, non lus ; la fleur, coupée. Mais même si on débarrasse ces tableaux de leur jansénisme, ils gardent encore une force peu commune. C'est que les choses y sont présentées dans une crudité qui n'est pas que violence. Il ne faut pas se figurer ces artistes seulement comme des dévots ni des tartufes mais aussi comme des amoureux. Le monde qui est représenté là, avec toute cette minutie, toute cette précision, est avant tout un monde éternel qui s'oppose à la mortalité humaine. Il n'est pas seulement un avertissement, il est une nostalgie. Peindre un verre, c'est quitter le verre. C'est le rendre à sa condition de verre. De même, écrire c'est aussi déprendre. Ecrire, c'est décrire, toujours.

posted by grossmann francis | 6/19/2002
 

Max a rendez-vous chez le dentiste. Ses dents sont complètement pourries. Il en a trouvé un qui veut bien le soigner sans les lui arracher toutes. Il ne veut pas se retrouver avec un dentier. C'est la raison qu'il donne pour quitter le stand maintenant, il reviendra plus tard, dans l'après-midi, par ses propres moyens, dit-il. Mais on ne le reverra pas. Auguste et Christian restent un peu plus longtemps. Ils déjeunent avec nous de sandwichs, assis sur le trottoir devant l'étalage aux bibelots, dans la moiteur de l'orage qui se prépare. Les chalands, écrasés de chaleur, déambulent mollement à travers les étalages. Aux fringues, on a beaucoup vendu : belles robes à vingt francs, moins belles à dix. Une aubaine pour les mères de familles arabes ou les manouches qui trouvent encore le moyen de marchander : Elles appellent les copines et nous prennent pour des demeurés. Certaines se servent et s'en vont même sans payer. Il faut mettre le holà. Christian part chercher une mendiante rencontrée un peu plus tôt pour partager son sandwich avec elle, mais il ne la trouve pas. Il a acheté un transistor qui ne marche peut-être pas pour pouvoir rendre celui de Max qu'il utilise en ce moment. Il parle des animaux sauvages, des prédateurs, des loups qui prennent le dessus et mangent les agneaux comme lui. L'après-midi s'étire lentement sous le cagna. Les acheteurs se font de plus en plus rares et de plus en plus misérables. On ne vient pas ici pour le plaisir, pour trouver l'objet rare, mais pour acheter au prix le plus bas des objets de première nécessité : casseroles bosselées, cafetières usagées, cuillères et fourchettes, lampes dépareillées, reveils-matins. Les vendeurs, eux, bouclent leurs fins de mois difficiles en se débarrassant de vieux objets. Ce ne sont pas les puces de Saint Ouen ni même celles de Montreuil, où l’on fait des affaires ; Ici, c'est un marché aux voleurs, une économie de misère où circule très peu d'argent. C'est plutôt du troc, voire de l'entraide. L'orage tant attendu éclate enfin, achevant de chasser les derniers clients. On s'abrite sous les parasols, les bâches manquent pour protéger la marchandise. On attend l'éclaircie pour remballer et rendre la place au parking. Je raccompagne Auguste et Christian au 58. Ils sont tous les deux sur le siège arrière, aucun n'a voulu s’asseoir à la place du mort. Tant pis si je fais le chauffeur. Auguste a posé un cabas sur ses genoux, il fait penser à sa mère. Christian est inquiet pour Max, pas Auguste. Ils se chamaillent comme un vieux couple : Auguste demande à Christian de s'occuper de lui et de laisser les autres, Christian n'en démord pas, il veut aider Max, les mendiants et tous les miséreux du monde. Auguste perçoit comment la sollicitude de Christian masque son agressivité. Je les laisse à la grille du 58. Ils me font des grands signes pendant que je m'éloigne vers l’hôpital et qu'un grand calme m'envahit. Je pense à la phrase de Marie Depussé, dans "Dieu gît dans les détails" : "...Il y avait autre chose. Tout de suite, les fous me reposèrent. Je sus qu'ils se battaient en première ligne, pour moi. Pendant que je traînais ma mélancolie à l'arrière, je savais qu'il y en avait d'autres, au front."

posted by grossmann francis | 6/19/2002


samedi  

Je commence ici la mise en ligne de l' "histoire de la rue du banquier".Je me risque donc à un enchevêtrement de textes à épisodes. Je rappelle que, pour l'instant, deux "histoires" sont ici encore inachevées : "l'histoire de Magali" et "l'histoire de Paulette". Elles le seront. C'est la loi de ce site. En revanche, je pense que je n'irai pas jusqu'à un niveau d'enchevêtrement plus "désordonné" que celui-ci. Bon courage.

HISTOIRE DE LA RUE DU BANQUIER

L’autre samedi, nous avons fait, je devrais dire refait, une promenade dans Paris avec Franklin. Je me souviens de longues virées de jadis, sous le long soleil couchant de l’été, du treizième arrondissement vers la seine, en descendant le boulevard de l’hôpital et en empruntant le quai Saint Bernard, le long du jardin des plantes, et plus loin si nos jambes et notre humeur voulaient bien nous y porter, le quai de la Tournelle, le Quai Montebello et même le quai Saint Michel. Nous poussions en général jusqu’à Notre Dame et l’île Saint Louis (même une fois jusqu’à la place de la concorde), et nous revenions dans la fraîcheur et le silence de la nuit, en parlant pèle mêle de femmes, d’amour, d’architecture, de psychiatrie et de peinture. Cette fois, la promenade eut lieu l’après midi et fut plus courte. Nous avons traversé le centre commercial Galaxie désert en ce quatorze juillet morose, nous avons débouché sur la place d’Italie, l’avons traversé de part en part vers le boulevard de l’hôpital pour nous enfoncer dans un coin peu connu du treizième. Ce sont des rues calmes et retirées, aux commerces rares, aux noms de peintres : Titien, Rubens, Watteau, Véronèse, Le Brun. La rue du Banquier rejoint l’avenue des Gobelins et l’agitation de la capitale à hauteur de la manufacture. C’est une rue bien nourrie, proprette et aérée, sans histoire, sans qualité particulière, bourgeoise et bien pensante, où alternent des immeubles anciens et modernes sans beauté particulière et des petits squares privatifs déserts. Notre présence en ces lieux à priori banals était due au sens éminemment aigu de l’observation de Franklin, associé à celui de la ballade poétique qui lui est si particulier : quelques jours auparavant, il avait remarqué, à la hauteur du numéro vingt de la rue, une plaque commémorative, comme on peut en voir un peu partout dans Paris, à la mémoire des combattants tombés pour la France, à l’endroit précis du souvenir qui leur est dédié et fleuries discrètement tous les huit mai, ou qui rappelle que tel homme plus ou moins célèbre a vécu là, mais oui, dans cet immeuble banal, et que le souvenir de sa présence, tel une effluve tenace glorifie encore le reste de ses voisins et toute leur descendance. Nous voici donc devant l'immeuble qui porte la plaque que franklin voulait me montrer posé au milieu de la rue vide. C'est une assez belle bâtisse de cinq étages, en pierre de taille, dont la façade suit élégamment une imperceptible courbure de la rue. Le rez de chaussée, qui succède à une porte cochère peinte en bleu nuit abrite ce qui doit être un ancien entrepôt ou d'anciens bureaux : une grande plaque rectangulaire, peinte en vieux rose porte l'inscription : "RDC. A. BALESTE CAFES, importation directe. entrée au nº 18." Au numéro 20, les maîtres, au numéro 18, les employés et les clients. Les fenêtres du premier étage, dont on peut imaginer qu'elles appartiennent encore à la famille Baleste, cossues, s'ouvrent sur un balcon fleuri et de jolies moulures de style classiques séparent les différents niveaux. Il est probable que l'entrepôt ou les bureaux sont désaffectés. Mais le manque d'animation laborieuse pourrait être du au fait que nous sommes un jour férié. La plaque commémorative qui justifie notre présence en ces lieux, en marbre blanc, est scellée dans le mur à gauche de la porte cochère, à deux mètres cinquante de hauteur. Elle porte l'inscription suivante, gravée sur trois lignes : "LE 17 AVRIL 1967. ICI. IL NE S'EST RIEN PASSÉ." Franklin en avait fait sa photo du jour quelques jours plus tôt (il a constitué un album, qui résume sa vie en 2001, à raison d'une photo par jour) et je suis moi-même revenu quelques jours plus tard prendre les notes nécessaires à la description qu'on vient de lire. Je suis donc resté en faction, appuyé sur le capot de ma Clio en guise d'écritoire, environ une demi heure. Dans cet espace de temps, la rue ne s'est pas plus animée que le dernier dimanche et je n'ai vu que deux ou trois personnes, tout au plus, composer le code et disparaître à travers la porte cochère. Deux petits jeunes, sont arrivés pour garer leur moto et, pendant qu'il se livraient à la délicate manœuvre de lui faire franchir le seuil, j'ai pu les interroger brièvement. Ils m'ont, bien sûr, déclaré qu'ils ne savaient pas qui avait scellé la plaque, mais ils m'ont dit qu'elle ne l'avait été que depuis peu de temps : un ou deux mois tout au plus. Ils ont cependant ajouté que déjà, on voyait "des" gens la prendre en photo sans savoir qu'un de ces "gens-là" (peut-être le seul d'ailleurs, tant il est connu que l'imagination magnifie les évènements) était mon ami Franklin qui, justement m'avait proposé de résoudre l'énigme de la plaque de la rue du Banquier. Nous en avons donc reparlé quelques jours plus tard, attablés devant une soupe Pho du quartier chinois. Il se montra surpris des nouvelles que je lui apportai. Il avait imaginé que la plaque était beaucoup plus ancienne et qu'il avait dû passer devant de nombreuse fois sans la voir. Mais non, son sens de l'observation ne l'avait pas trompé, il l'avait bien découverte dans le bon tempo. Le mystère semblait donc s'épaissir. Déjà, comme le proclamait l'inscription, il ne s'était rien passé le 17 avril 1967, alors pourquoi avait-il fallu si contradictoirement le commémorer près de vingt-cinq ans plus tard ? L'hypothèse de Franklin, en l'état actuel des connaissances, est donc la suivante (si on pense que je ne la rapporte pas correctement, il faut s'adresser à lui) : tout serait lié à une romantique histoire d'amour qui s'étale sur plusieurs dizaines d'années.

posted by grossmann francis | 6/15/2002
 

J'ai decouvert aujourd'hui, en me balladant dans le foutoire génial qu'est "DESORDRE" (cliquer sur le lien dans la colonne de droite de toute unrgence), ce site superbe. C'est pour donner envie à mon copain Franklin de continuer ! (alors Franklin, qu'attends-tu pour construire un weblog ?) il est probable que je l'ajoute à la liste de mes liens permanents.

posted by grossmann francis | 6/15/2002


vendredi  


C'est dimanche soir, le dîner touche à sa fin. La salle à manger est déjà pratiquement vide. Ici, les dîners ne se prolongent jamais. Il n'y a personne pour repousser sa chaise, étirer ses bras au-dessus de sa tête en allongeant les jambes, personne pour pousser un soupir de satisfaction, même un petit, personne pour entamer une de ces conversations minuscules et futiles qui se glissent généralement entre la poire et le fromage, personne pour faire des petits tas ou des petites lignes de miettes de pain, personne pour profiter de ces moments de transition qui autorisent à tirer un peu sa flemme. C'est que la cigarette manque déjà. Un par un, plus ou moins pressés, plus ou moins discrètement, les patients sont presque tous allés s'entasser dans la pièce nue qu'on appelle pompeusement "salon" fumeur. Malgré cette fin de mois de mai, il fait encore trop froid pour aller en griller une dehors. Seuls restent encore là les non-fumeurs et rares amateurs de compote à l'ananas. Paulette s'approche de la table des soignants. Depuis un moment elle nous jetait des coups d'œil à la dérobée. A ma droite, Karima chipote encore sur ses quenelles pendant qu'en face Monique termine minutieusement son pot de yaourt aux fruits. Jean raconte à Karima un voyage en Corée du sud où il est plus question de monotonie des paysages que de matins calmes. Paulette cale ses paumes sur les bords de la table comme une patronne qui viendrait, à la fin du service, saluer des habitués. Un peu avant, au cours du repas, elle s'est mise en colère, pour troubler un silence qui n'en finissait pas de devenir pesant : "Ta gueule, espèce de chinetoque, t'as fini de me traiter de chinetoque, qu'est-ce que je vous ai fait à la fin, vous avez fini de m'emmerder". Ça n'a pas arrangé le silence. A sa table il y avait des nouveaux. De surprise, ils sont restés la fourchette en l'air. Ce n'est pas à eux qu'elle s'adressait, les anciens le savent bien, ils sont habitués. Cela ne fait plus rire que Jean. Il a ri au milieu de ses récits de voyage. On a entendu la colère de Paulette et le rire de Jean. Jean est l'infirmier de Paulette. Ça fait dix ans que Jean rit des colères de Paulette contre ses petites voix qui la traitent de sale chinetoque. Comme à chaque fois, il a ri de bon cœur : il faut savoir que Jean rit des fous en général et de Paulette en particulier. C'est comme ça, ça le fait rire. Ce n'est pas pour ça qu'il est infirmier psychiatrique, mais vous vous demandez. Ça vous gêne, ça vous consterne même, mais vous n'arriverez pas à l'en empêcher. Il est un peu bizarre, Jean, tout sauf professionnel. Il a d'autres qualités. Comme d'habitude, Paulette s'est arrêtée d'un seul coup, comme si on l'avait zappée, pas à cause du rire de Jean, elle est habituée, mais comme ça, d'un seul coup, elle s'est arrêté de crier et s'est remise à manger. La fourchette de sa voisine est retombée dans son assiette. Et voilà que ce soir-là Paulette, les paumes calées sur les rebords de la table nous regarde un à un, avec une infinie tendresse et ce fameux sourire, le sourire de Paulette. Elle dit : "Je vais vous raconter une histoire". Jean pouffe, mais elle fait comme si elle ne l'avait pas entendu. Elle commence son histoire : "Il était une fois une princesse. Elle avait des lèvres roses. Rouges comme. Le sang et des cheveux comme l'ébène. Noirs. Elle s'appelait. Blanche-Neige elle s'appelait. Elle a connu les Sept Nains et elle a fait leur ménage et. Quand elle est morte elle s'est réveillée avec un baiser du prince. Charmant voilà c'est fini. Ça vous a plu ?" Elle lâche la table, lève un peu les yeux au ciel et nous montre ses deux paumes, bras tendus écartés comme une offrande. Elle hoche la tête de droite et de gauche, sa voix traîne d'abord, rythmée comme une comptine : "Plaire, pas plaire, c'est pareil, où est la différence, manger, pas manger, vivre, pas vivre, aimer, pas aimer, c'est pareil ou c'est pas pareil ? C'est pareil ou c'est pas pareil ! Qu'est-ce que ça peut faire ! Qu'est-ce que ça peut bien vous faire, hein ? Alors, foutez-moi la paix !" Un relâchement des coudes, un balancement alternatif des épaules transforme le geste de l'offrande : il est devenu celui de l'hésitation, du pour et du contre ou du pareil au même. Ca se termine en engueulade, on entend à nouveau le rire de Jean. Alors, le geste change encore. Elle écarte les doigts et les avant-bras, colle les coudes au corps avec un petit mouvement du buste en avant. Geste de l'évidence, un peu agressif mais presque pas. Elle ne fait que nous montrer notre définitive impossibilité à venir vers elle : "Vous voyez bien!" C'est un constat, un douloureux constat. Ses bras retombent. Ses yeux lancent des éclairs. Elle tourne les talons. Elle serait capable de nous frapper. Elle l'a déjà fait. Parfois, aussi, Paulette chante des chansons comme à la fin des repas de communion, mais une phrase de chaque à la suite, comme un pot-pourri, comme pour en finir plus vite, quelle importance puisqu'on ne l'écoute pas, et même si on l'écoute et même si on lui dit qu'elle chante bien elle sait bien que c'est pour lui faire plaisir, alors quelle importance, c'est vrai. C'est comme les enfants, les tout petits, lorsque vous leur demandez de faire leur compliment, celui qu'ils ont appris à l'école ou celui que vous leur avez appris vous-même en cachette pour faire une surprise, ils veulent tellement vous faire plaisir et aller vite à la fois qu'ils n'en disent que le début et la fin et ça n'a plus ni queue ni tête, de toute façon ils répètent sans comprendre. Ça nous envahit de tendresse. Sauf que Paulette on ne lui demande jamais. C'est elle qui propose. Elle vous "vend" une histoire ou une chanson. Elle s'offre, plutôt. Mais il faudrait la prendre tout entière tout de suite. Bien sûr c'est impossible et terrifiant. Mais si, sans aller jusque là, on lui prêtait seulement attention, ça n'arrive pas si souvent, au fond, qu'on lui prête attention, tellement elle semble raser les murs, Paulette vous ferait d'abord son fameux sourire. On devrait faire attention de la lui prêter bien plus souvent, l'attention, pas seulement pour faire correctement notre métier, mais rien que pour ce sourire, tellement il est beau, tellement tout à coup il la transfigure, tellement c'est un miracle, une pure merveille. Elle vous ferait son fameux sourire et vous vous apercevriez qu'elle a des yeux magnifiques, elle commencerait à chanter, comme le petit enfant. Au début il y aurait le fameux sourire, il y aurait les paumes en avant comme une offrande, on penserait à Piaf, et puis, vite, la voix faiblirait, les bras retomberaient cette fois le long du corps, dans un à quoi-bon déchirant et la chanson tournerait court, et elle ne sourirait plus. Elle vous regarderait comme si vous veniez de lui annoncez que vous l'abandonnez pour toujours. Son visage lisse serait redevenu inexpressif, ses yeux se seraient vidés comme un verre renversé, une moue résignée aurait remplacé le fameux sourire. Elle serait triste à mourir, elle a toujours été triste à mourir, le sourire vous l'auriez rêvé sûrement. A la fin du compliment, le petit enfant vient vite se blottir dans vos bras demander des baisers. Paulette aurait bien voulu que vous la preniez dans vos bras aussi, mais elle sait bien que non, vous ne la prendrez pas, elle penche la tête à gauche, elle penche le cou dans le même sens, et tout le buste suit, elle part un peu en arrière, se retourne doucement, raide comme la tour de Pise, manque de tomber, se rattrape on se demande comment, et vous la voyez avancer vers le mur pour aller se confondre avec le papier peint et le grand tout indifférencié.

posted by grossmann francis | 6/14/2002
 

a special "coucou" to my friends Gilles et Lilly qui viennent de grossir le flot, que dis-je le flot, le torrent, que dis-je le torrent, l'océan de mes lecteurs. (n'oubliez pas de cliquer sur les liens) Bye

posted by grossmann francis | 6/7/2002


jeudi  

Elle était née le lendemain du jour de l'assassinat de Kennedy. Pour elle, ça voulait tout dire. Voilà une phrase qui aurait pu faire un bon début de roman. Mais c'est bien ce qu'elle m'avait déclaré dès le premier entretien. Je lui trouvai une bille de Clown. Elle n'était pas jolie, portait de grosses lunettes, avait les cheveux raides, mi-longs, souvent ramenés derrière les oreilles, portait des "chandails", des "corsages", des jupes plissées ou des pantalons en tergal qui lui donnaient malgré ses trente-cinq ans un air plus que suranné. Chaque semaine, elle venait me parler de ses déboires professionnels, elle était auxiliaire de puériculture, ce qui était une "vocation tardive", comme on dit, parce que, ce qu'elle aurait voulu faire c'était du théâtre, du spectacle, être clown, pourquoi pas, en tout cas faire rire les gens. Elle pratiquait l'autodérision avec un art consommé qui me faisait craquer et égayait toujours les longues soirées de consultation du lundi. Mai vraiment, elle en bavait. Elle avait échoué à ses stages professionnels et avait été mise sous tutorat, ce qui était le dernier palier avant la mise à la porte de la fonction publique et le retour à la case départ du secrétariat en intérim. A mon sens, elle ne souffrait d'aucun symptôme particulier, en tout cas identifiable par un quelconque DSM4 ou autre catalogue nosographique comme la CIM 10. On pourrait dire que si la maladresse avait été une maladie, par exemple, elle en serait gravement atteinte, mais aussi la naïveté ou la manque absolu de méchanceté : un jour elle avait "enfermé un enfant dehors", comme elle se plaisait presque à répéter, et l'avait oublié plusieurs heures, une autre fois, elle en avait laissé tomber un de la table à langer, ce qui pour une puéricultrice est du plus mauvais effet, mais sans dommage pour le bébé ; elle n'arrivait pas à compter les enfants dont elle avait la responsabilité ou plutôt n'était pas douée pour le jeu de Kim, n'avait pas les deux yeux ni même un seul derrière la tête, ce qui est indispensable, elle le savait très bien, à toute personne qui prétend s'occuper d'enfants en toute sécurité ; Elle ne savait jamais quoi faire avec les enfants, trouvait que leur parler comme s'ils comprenaient tout, ce qu'on lui recommandait de faire, était un peu ridicule, et continuait de les considérer comme des bêtes un peu curieuses, pas si attendrissantes que ça, en tout cas des êtres complexes pas toujours prêts à lui faciliter la tâche. Elle avait même presque fini par les prendre en grippe parce qu'ils obéissaient à tout le monde sauf à elle et qu'ils lui faisaient subir les pires humiliations, refuser de se laisser changer ou nourrir à la cuillère, par exemple. Elle se posait des questions bizarres, se demandait si elle aimait le métier qu'elle avait choisi, se remettait vraiment en question et ne trouvait pas de réponse. Ce qui, on s'en doute, ne plaisait pas du tout, mais alors pas du tout aux directrices de crèches successives à qui elle avait été confiée ou plutôt se la refilaient comme une patate chaude. Elle était l'aînée de deux sœurs qui, selon elle, avaient parfaitement réussi leurs vies, avaient des métiers respectables (employée de banque ou professeur) et des enfants, surtout des enfants. C'était pour çà qu'elle s'était mariée, somme toute, pour avoir des enfants, assez tardivement en plus, avait échappé de justesse au statut de vielle fille, au fond avait pris le premier qui s'était présenté de peur qu'il n'y ai pas d'autre occasion. Un plutôt gentil, mais fils unique affublé d'une famille pas possible, petit cadre commercial en CDI mais jamais à l'abri du licenciement économique qui ne semblait pas s'intéresser à grand chose. Elle avait, non pas l'impression de porter la culotte, mais de désirer pour deux, ce qui était fatigant à la longue. D'ailleurs pour parler de désir, ce n'était pas ce qui, selon elle, caractérisait son mari, tant à son propre égard qu'à celui d'éventuels héritiers. Ils ne faisaient pas assez l'amour, mais ils n'allaient pas non plus assez au cinéma, au théâtre, faire du sport ou visiter les pays étrangers. Elle faisait tout pour être normale, comme tout le monde, comme ses parents, petits bourgeois provinciaux qu'ils visitaient régulièrement à Tours un week-end sur deux, et comme ses deux sœurs, mais, son mari, soit par pusillanimité, soit par psychasthénie, ne voulait s'engager dans rien et surtout pas dans une modeste contribution au peuplement de la douce France, cher pays de son enfance. Elle le lui reprochait parfois amèrement, lui faisait de véritables scènes, où, alors là, elle n'était plus drôle du tout, allait même jusqu'à lancer des objets contre les murs ou piquer des crises de nerf devant toute la famille à la fin des repas de Noël ou du nouvel an. Mais le reste du temps, la plupart du temps, même, elle restait étonnamment placide, patiente et résignée, se remettait à faire le clown, ce pour quoi elle était décidément très douée. Un mot de son mari à propos du bébé, même tout à fait dilatoire, lui rendait espoir et moral, prête à tout pardonner et à chercher un bon film dans Télérama ou réserver des places dans un agence de voyage pour les sports d'hiver. Au fond, elle était bonne fille et d'un naturel optimiste, juste légèrement à côté des choses. Seulement elle commençait à trouver le temps long, à trente-six ans, de ne toujours pas être maman et titulaire à son boulot. La question n'était pas de savoir si elle aimait son mari, mais si elle allait ou non atteindre les objectifs qu'ils s'étaient fixés en se mariant. Elle sentait confusément qu'il aurait fallu faire la révolution, tout chambouler, jeter les bébés avec l'eau du bain, chercher un autre mari moins handicapé, se lancer enfin dans la vraie vie, devenir vraiment clown ou imitatrice et s'en donner les moyens, et, pour dire les choses en un mot, un mot terrible, qui la terrorisait : divorcer. Au lieu de cela, pour échapper au spectre de la solitude et de la vie ratée, elle prenait des cours. Elle adorait prendre des cours. Elle prenait des cours de tout : de crochet, de point de croix, de guitare, de solfège, de comédie, d'imitateur de clownerie, de conduite dans la vie. Pour elle la psychothérapie était une sorte de cours, j'étais une sorte de professeur de vie. Elle aurait volontiers adhéré à toutes sortes de cercles sociaux et de sociétés un peu savantes qui l'auraient confortée dans l'idée que tout s'apprend, même l'amour, avec un peu de courage et de bonne volonté. Elle aurait voulu entraîner son mari sur des rollers blade dans les rues de Draveil, dans des baptêmes de l'air ou des croisières de huit jours en mer Caspienne. Mais à chaque fois, il y avait comme un grain de sable, un coup de pas de chance, une clownerie du destin qui faisait que décidément rien n'avançait. Pas plus que sa psychothérapie d'ailleurs, qu'elle continuait de prendre pour un cours, pour une direction de conscience, et où elle continuait de faire rire son thérapeute avec entrain mais pas toujours. Elle tentait d'établir des catalogues : le normal, l'anormal, l'entre les deux. En ce qui la concernait, elle se serait volontiers contentée de l'entre les deux, tant l'idée de sa propre "anormalité" l'obsédait. Le fait de proclamer qu'elle était née le lendemain du jour de l'assassinat de Kennedy (le lendemain, pas le jour) résumait, à la fois le décalage, le juste à côté, qu'elle donnait à voir (qu'en aurait-il été si cela avait été le jour même...) et le cataclysme qu'un tel évènement aurait provoqué chez tous les nouveau-nés de l'époque. En même temps, elle affirmait son lien avec un personnage considérable, qu'elle n'avait manqué que d'une journée, en quelque sorte, même si c’était le jour de sa mort. Tout cela lui donnait, à cause du préjudice, droit à revenir en cinquième semaine. Elle était cernée par les bébés : celui qu’elle avait été le lendemain de la mort de Kennedy, ceux de ses sœurs cadettes qui lui faisaient honte à elle et son mari, ceux qu’elle avait jalousés dans les crèches où elle était passée, celui que son mari refusait de lui faire. Notre histoire ne s’est pas tellement bien terminée. Je la sentais parfois en proie à un abattement qu’elle masquait derrière l’autodérision et les clowneries, petit à petit, elle avait pris conscience de la complexité de ses rapports avec les bébés, peut-être ne s’est-elle pas senti le courage pour s’y attaquer. Elle terminait son année de tutorat et on venait de lui signifier définitivement qu’elle n’était pas faite pour le métier de puéricultrice. Elle avait fini par s’y résigner, un peu comme la chèvre de Monsieur Seguin, après avoir longtemps lutté. J’ai le sentiment d’avoir été appelé à la rescousse sur la fin de cette lutte mais de ne pas avoir suffi : elle a arrêté sa thérapie en ne revenant pas me voir au rendez-vous que nous avions fixé à la rentrée. Je ne l’ai pas rappelée, selon les règles habituelles de la pratique. Je viens de la rappeler, juste après avoir écrit ces lignes, quatre mois après. j’ai recherché son numéro sur mon Psion et je lui ai téléphoné chez elle à l’instant, qui est une « heure ouvrable ». Elle a répondu, signe qu’elle ne travaillait pas, je me suis nommé, elle ne s’est pas particulièrement étonnée de cet appel. Elle m’a raconté d’une voix égale qu’elle en avait effectivement fini avec les crèches de la ville de Paris, qu’elle s’était inscrite à nouveau à l’ANPE, qu’elle avait participé aux activités de l’association la « tête de l’emploi » pour prendre des cours d’apparence et de bonne image, je sais que ça existe, j’ai vu ça à la télévision, , je lui ai dit que je trouvais ça drôle, elle n’a pas compris pourquoi, et encore qu’elle était occupée deux jours par semaine à je ne sais plus quel stage, que dans sa vie personnelle les choses n’avaient pas beaucoup avancé. Elle trouvait toujours que son mari n’était pas assez battant, et que leur « projet » commun était toujours en plan. Elle m’a remercié de mon appel. Elle reprendra peut-être rendez-vous. En raccrochant, je me suis senti plus léger.

posted by grossmann francis | 6/6/2002


mardi  

blogger est un imbecile : il date les blogs selon le fuseau horaire américain. Or il est exactement 04 h 30 du matin au moment ou je frappe ces lignes... O insomnie...

posted by grossmann francis | 6/4/2002
 

Suite de l'histoire de Magali

(je me rends compte que si vous ne lisez pas ce qui est publié ici régulièrement, vous lisez à l'envers : je veux dire, vous lisez la fin avant le début. Pas moyen de faire autrement.Tant pis, soyez réguliers !)


Pendant les vacances scolaires, Magali inversait en quelques jours son rythme de vie. Généralement, elle laissait passer une ou deux nuits blanches et parvenait sans trop de mal à dormir à l’endroit, comme disaient les filles, pressées de profiter à plein de sa présence. Cette année-là, Magali fit de longues promenades dans la campagne avec les quatre enfants. On cueillit des fleurs, on fit des tresses et des bouquets des champs qui ornèrent vite la maison. Les filles aux cheveux emmêlés de couronnes de marguerites et de myosotis se disputaient un petit prince, tout petit, et pas toujours charmant. On fit s’envoler les graines de pissenlit, pour imiter le dictionnaire. Magali leur montra des oiseaux nicher, des terriers de lapins et des traces de gros gibier. Les enfants parlaient du loup et de la chèvre de monsieur Seguin. Les collines embaumaient. Jenny et Philippe les accompagnèrent parfois, mais la plupart du temps ils préféraient se proposer pour les courses au supermarché ou pour une quelconque activité domestique qui n’intéressait pas les enfants : comme tous les amoureux, ils continuaient de se vouloir seuls au monde. Mais ils ne l'étaient pas. Kévin, le petit prince, n'avait pas tout à fait oublié sa petite planète d'avant. Magali lui avait dessiné des moutons, des biches, des ours, des rivières, des montagnes et des fleurs, lui avait raconté, à lui, à sa sœur et aux filles, mille histoires avant de s'endormir qui se terminaient toutes bien, il voulait quand même sa maman auprès de lui le soir au lit. Il se réveillait parfois en pleurant. Julie, sa sœur, un peu plus grande, parlait de son papa qui était resté à son travail à Limeil-Brévannes et de ses oncles, tantes et cousines qui habitaient toutes Villeneuve-Saint-Georges. Pour les filles, qui n'avaient pas, à cette époque, dépassé Perpignan, le nom de Villeneuve-Saint- Gorges sonnait comme une métropole pleine de lumière, de bruit, de fureur, de princesses en robes roses et à lunettes de soleil et de princes au menton carré en pulls à col roulé chics. On ne peut pas dire que Magali vit les choses venir, mais elle ne put nier, après coup, qu'une malaise, comme une lourdeur de l'air, une gêne, avait commencé de s'insinuer. Elle n'avait d'abord pas voulu se l'avouer, fidèle à son éthique de l'hospitalité et à l'idée que si on arrivait à en parler, les choses s'arrangeraient, qu'il fallait laisser du temps, qu'elle n'avait pas affaire à des imbéciles ou des méchants, qu'ils allaient se rendre compte et rectifier le tir. Mais à la reprise de l'école, au retour des jours ordinaires, il devint évident que les petits allaient mal sans que Jenny semble même s'en apercevoir. Kévin ne dormait plus la nuit, Magali le retrouvait au matin dans le lit de sa mère, il rechignait pour aller à l'école. Les filles se chamaillaient plus souvent qu'avant. Mais surtout Jenny et Philippe continuaient à faire comme si rien n'était. Ils s'absentaient toujours, rentraient tard, se levaient à pas d'heure. Ils fuyaient les discussions. Magali dut se rendre à l'évidence : c'était comme s' ils lui avaient confié les enfants et s'étaient, en plus, confiés eux mêmes à une maman permissive. Officiellement, ils cherchaient du travail. A ses questions sur le sujet, les réponses étaient dilatoires et Magali n'osait pas insister de peur de les blesser. Elle devint plus irritable. Eux aussi. La lourdeur s'épaissit. Ils en vinrent à s'éviter mutuellement. Les enfants demandaient beaucoup à Magali qui, tenant avant tout à ce qu'ils ne fassent pas les frais de la situation, leur donnait la tendresse dont ils avaient besoin, elle en avait à revendre, mais en même temps se rendait compte qu'elle n'était pas la bonne personne, qu'elle culpabilisait Jenny sans le vouloir, et parfois, excédée par la passivité qui lui était opposée, en le voulant. Elle supposait que Jenny souffrait des reproches forcément muets que lui adressaient ses enfants, et qu'en même temps elle ne voulait rien céder sur sa vie avec Philippe. Elle la sentait déchirée. Le plus dur, pour Magali, était, et elle s'en rendait compte en l'évoquant, qu'elles n'avaient réussi à aucun moment à recréer la complicité qui les avait réunies dans ce train qui filait vers Nantes. Elle ne l'avait pas oublié, elle, cette complicité. Mais Jenny ? Rien ne le laissait croire. En avait-elle honte ? Est-ce que cela tenait à la présence de Philippe qu'elle appréciait sincèrement et à qui, pour le moins, elle n’avait pas grand chose à reprocher, mais dont elles n'avaient jamais pu parler ? Magali se demanda si elle lui en avait voulu sans vraiment se l’avouer, elle se culpabilisait, elle aussi. Jenny restait butée dans un silence qui s'amplifiait. Philippe était mal à l'aise, parfois il demandait à Laurette ce qui se passait. Elle le rassurait. C'était un peu un comble. On était entré dans un cercle vicieux qu'il fallait rompre de toute urgence.



posted by grossmann francis | 6/4/2002
 

Alors, là, j'en suis encore abassourdi ! cliquez un peu ici, pour voir, euh pour entendre...

posted by grossmann francis | 6/4/2002


lundi  

Je continue de m'interroger sur ce qui pousse à écrire. Et je ne peux le faire que par l'écriture. En 1969, Georges Perec entreprit un immense projet, qu’il abandonna en 1975, et dont le titre fut d’abord « Soli loci » puis « Lieux ». Il avait choisi douze lieux dans Paris. J’en emprunte la liste à Régine Robin dans « Georges Perec Paris nostalgie» : L’île Saint Louis (qui est liée à sa vie sentimentale), Le passage Choiseul (le fameux Paris des passages d’Aragon, de Walter Benjamin), la place d’Italie (ou il a écrit « Les errants », la rue Vilin (la rue de son enfance jusqu’à la guerre), la rue de la gaîté (liée à son ami Jacques Lederer), la rue de l’Assomption (le domicile de sa famille d’adoption), le carrefour Mabillon (lié à sa rencontre avec son épouse), la place de la Contrescarpe (qu’il a fréquenté dans sa jeunesse avec ses amis tunisiens), la place Jussieu (proche de la rue de Quatrefages où il a habité), la rue Saint Honoré ( où il a habité à deux époques différentes), l’avenue Junot (où vivaient les Chavranski depuis 1945), le rond point des Champs Elysées et la station de métro Franklin Roosevelt (le lieu de sa fugue). Il parle de son projet dans « Espèces d’espaces » : « En 1969 j’ai choisi dans Paris, douze lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage), ou bien dans lesquels j’avais vécu, ou bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers. J’ai entrepris de faire, chaque mois la description de deux de ces lieux. L’une de ces descriptions se fait sur le lieu même et se veut la plus neutre possible […]. L’autre description se fait dans un endroit différent du lieu : je m’efforce alors de décrire le lieu de mémoire et d’évoquer à son propos tous les souvenirs qui me viennent […]. Lorsque ces description sont terminée, je les glisse dans une enveloppe que je scelle à la cire… ».> Il doit recommencer ces descriptions pendant douze ans selon un algorithme, un « bicarré latin orthogonal d’ordre 12 » assurant un « aléatoire déterminé » au bout de ces douze ans, il ouvrira les enveloppes : « Je saurais alors si elle [cette expérience] en valait la peine : ce que j’en attends, en effet, n’est rien d’autre que la trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de mes souvenirs, celui de mon écriture. » . C’est une manière de quadriller sa vie qui rappelle singulièrement celle qui va occuper pendant cinquante ans celle de Bartlebooth dans « La vie mode d’emploi ». Le projet a donc été abandonné, comme on le sait mais il en resté quelques ébauches, un sur la Place Saint Sulpice, et un sur la rue Vilin dans le vingtième. Si vous cliquez là, vous tomberez sur ce très joli site et ce très beau travail sur la fameuse "tentative d'épuisement d'un lieu parisien", écrite par GP vers le milieu des années soixante-dix. Bonne promenade et à bientôt

posted by grossmann francis | 6/3/2002
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